BASTIEN DE LA BASTIDE – Conte de Noël (Chapitre 2)


Après une première rencontre (mais en était-ce vraiment une ?) avec une ombre étrange qui n’appartiendrait à personne, faisons maintenant connaissance avec Laura, la femme du narrateur, et avec la mystérieuse Cathy-Ja.

Sans oublier tout à fait la place des Arcades sur laquelle…

 

 

 

 

 

Chapitre 2   (Laura)


Nous avons passé toute la journée du lendemain à marcher dans la campagne, Laura et moi, en longeant les prés et les champs.

À chacun de mes retours Laura prend une journée de vacances. C’est une journée à nous, pour nous. Une journée où nous vivons à nouveau l’émotion de nos premières rencontres. Ces retrouvailles sont un vrai bonheur. À elles seules elles justifieraient presque mes absences répétées.

J’y tiens énormément. Laura aussi.

C’est également l’occasion pour ma femme de tout savoir sur mon voyage. Avant que je n’écrive la première ligne de mon reportage, je dois tout lui raconter. Parfois elle décide de garder pour elle certaines anecdotes. « Ça, tu ne le mettras pas dans ton article. C’est pour moi. » Peut-être a-t-elle ainsi l’impression de m’avoir accompagné.

L’hiver, nous prenons de gros vêtements déformés à force d’être portés, et nous affrontons le froid et le vent. S’il pleut, nous prenons un parapluie gigantesque ramené de je ne sais plus où, et nous nous serrons l’un contre l’autre pour abriter nos pas.

Le reste de l’année, Laura se coiffe d’un chapeau de paille que sa mère et sans doute la mère de sa mère ont dû porter quasiment chaque jour de leur existence, car il n’a plus guère ni forme ni couleur.

Les premières années, Laura a souffert de mes départs. D’autant que nous n’avions pas d’enfant.

Depuis, elle en a pris l’habitude et fait en quelque sorte le tour du monde avant moi. Elle lit tout ce qu’elle trouve sur la région où je dois me rendre. Elle trace mon itinéraire sur des cartes et note ce que je vais voir, en fonction de l’intérêt qu’elle y trouve. Souvent je lui ai proposé de m’accompagner. Mais il lui faudrait alors quitter les enfants du Centre. Et ça, elle ne le fera jamais.

Laura s’occupe de jeunes handicapés auxquels elle s’est profondément attachée. Lorsqu’il m’arrive d’aller l’attendre au Centre, en fin d’après midi, je la trouve dans la cour principale de l’établissement, entourée de garçons et de filles de quatre à dix ans, qui la regardent avec ce sourire si particulier et si attendrissant des enfants différents.

Je donne un petit coup de klaxon. Laura se retourne, me voit et se précipite dans ma direction. Les enfants se pendent littéralement à ses mains. Le joli visage de ma femme respire le bonheur.

Laura aime tous ces enfants, et Catherine-Jeanne plus encore que les autres depuis que nous l’accueillons chez nous.

La première fois, Laura m’avait téléphoné pour savoir ce que je dirais si elle ramenait une petite pensionnaire à la maison. « Elle n’est pas ennuyeuse, tu verras. Elle s’amuse toute seule si on ne peut pas jouer avec elle. »

J’avais dit oui. Sûrement l’aurais-je peinée en refusant.

Catherine-Jeanne est arrivée, serrant très fort la main de Laura. Elle ne l’a pas lâchée de toute la soirée. En fait de s’occuper toute seule, l’enfant refusa de quitter ma femme dans le moindre de ses déplacements. Je dus la prendre de force lorsque Laura commença de préparer le dîner, provoquant une violente colère que nous eûmes grand peine à calmer.

Et puis, lentement, la petite fille s’est laissée apprivoiser. Cathy-Ja – c’est ainsi que l’appelaient les autres enfants du Centre – abandonna peu à peu sa timidité, releva la tête et commença de regarder la pièce. C’est ce jour-là qu’elle adopta mon bureau comme lieu de prédilection pour ses jeux. Nous y passâmes ensemble de longues heures, elle s’amusant avec des objets de pacotille ramenés de mes différents reportages, et moi rédigeant mes articles.

Curieusement, en dépit de ses efforts, Laura ne connaissait rien de sa protégée. Elle savait seulement que personne, jamais, ne prenait de ses nouvelles.

Famille éclatée ? Famille disparue ? Un notaire, qui disait avoir reçu des instructions, envoyait au Centre les mensualités pour la pension. Mais lorsque Laura s’était rendue à son étude pour tâcher d’en savoir plus, il s’était retranché derrière le secret professionnel.

Cathy-Ja n’avait-elle donc aucun passé, aucune attache ?

Il lui arrivait pourtant de devenir absente, frêle bateau sans amarres. Vers quelles rives, à ces moments-là, partaient ses pensées de petite fille ? Quel visage de mère recherchait-elle inconsciemment ? Quelle main de père avait-elle besoin de saisir pour apprendre à marcher dans la vie ?

Que faisait-elle dans ce Centre pour handicapés, elle qui ne l’était pas. Enfin, pas tout à fait… L’enfant portait sur le bas du visage et une partie du corps les traces de profondes brûlures. Nous n’en savons pas la cause, elle n’en parlait jamais.

La façon dont elle nous regardait, le soir avant de s’endormir, avec ses yeux légèrement fendus en amande et ses lèvres marquées d’un sourire seulement esquissé, ressemblait à un appel à peine formulé.

Une fois, une seule, au moment où Laura allait quitter l’enfant après avoir éteint la lumière de sa chambre, Cathy-Ja la rappela.

– Demain peut-être il va venir me chercher ?

– Qui ça ? interrogea Laura.

– Mon papa. Quand on le laissera.

L’enfant n’en dit pas davantage. Elle se tourna vers le mur et s’endormit.

C’était peu de jours avant mon voyage en Amazonie.

Mais revenons à ce matin qui suivit mon retour. Cette fois encore nous avons quitté la bastide par un chemin de terre qui s’enfonce entre deux bois et descend jusque dans la plaine. Il avait abondamment plu durant mon absence, m’avait dit Laura.

 

Bien que le printemps fût déjà avancé, cette humidité des champs maintenait une fraîcheur de l’air qui nous incitait à marcher d’un bon pas. Un petit vent d’ouest caressait nos visages.

Laura m’a fait raconter tout mon voyage. Les paysages, les émotions, les moments de danger, ce que j’avais mangé ou bu, de gré ou de force. Elle éclata de rire lorsque je lui dis que j’avais été presque obligé d’avaler une chenille vivante, à l’invitation d’un chef indien dont l’hospitalité se faisait un peu trop pressante. Mon salut était venu d’un enfant du village, un petit garçon qui avait subtilisé l’insecte pour le manger lui-même… par gourmandise, avais-je cru comprendre.

Les bruits de la forêt, les cris des animaux, la beauté des femmes, tout l’intéressait. Je la taquinai en lui disant que le fameux chef indien m’avait donné en mariage sa plus jeune fille, une demoiselle d’une grande beauté, et que ma foi, tout bien pesé, peut-être que…

Laura interrompit mes divagations en me donnant un grand coup de poing dans les côtes.

– Espèce de salaud ! fit-elle en riant. Arrête de me faire marcher.

Nous continuâmes notre ballade. Comme à l’accoutumée je n’avais pas terminé de répondre à une question que déjà Laura en posait une autre. Sa curiosité pour les détails les plus infimes m’a toujours stupéfié. Parfois il m’était impossible de lui donner l’information qu’elle désirait car je n’avais tout simplement pas prêté une attention suffisante à ce que je regardais.

– Tu es incroyable, toi ! s’indignait-elle. Tu vas là-bas, tu prends des risques extraordinaires, tu manques à chaque instant de te rompre le cou, et il y a plein de choses que Monsieur ne voit même pas.

Je m’en tirai en répondant que c’était justement pour ça que nous nous aimions : parce que nous étions complémentaires.

Puis je fis diversion en lui parlant des enfants dans les ruelles des favelas, des femmes splendides qui enfiévraient les écoles de samba, des pistes inondées sur lesquelles la 4×4 faisait des embardées redoutables. J’avais beau lui décrire minutieusement les émotions nées de mon voyage, Laura ne cessait de m’interrompre pour en savoir davantage.

Une bourrasque de vent plus violente que les précédentes amena une forte averse. Nous courûmes jusqu’à une grange en ruine au bord de la route, mais sa toiture avait beaucoup souffert et n’offrait qu’un abri médiocre. Un tracteur traversa la route à vive allure. Sa remorque bringuebalante passa au beau milieu d’une énorme flaque. Nous fûmes trempés.

Laura pesta puis éclata de rire. Je l’imitai. Nous retournâmes au village.

Ce soir-là nous avons dîné de bonne heure pour que je puisse commencer à travailler.

J’aime écrire la nuit, lorsque tout le monde dort. Je mets alors de la musique – doucement pour ne pas troubler Laura – et je m’installe devant mon ordinateur. Bientôt mes doigts courent sur le clavier et les images de mon récent voyage me reviennent à l’esprit.

Pourquoi me vint l’idée d’écarter le rideau de la fenêtre et de jeter un coup d’œil sur la place ?

Afin de mieux voir, j’éteignis ma lampe de bureau.

La place des Arcades était vide, silencieuse, faiblement éclairée par la lumière de la lune qu’occultait de temps à autre le passage de gros nuages. De loin en loin des réverbères projetaient autour d’eux des îlots de lumière.

Je fus presque déçu de ne pas apercevoir l’ombre qui m’avait tant intrigué la veille.

Un chat traversa la place et lança un miaulement plaintif et long. On eût dit que quelque chose l’effrayait. Je suspendis ma respiration. Mon cœur se mit à battre avec un bruit sourd. Tout le monde va l’entendre, pensai-je.

Tout le monde, non. Mais quelque chose tira Laura de son sommeil. Elle vint me retrouver, posa ses mains sur mes épaules comme la veille, et regarda la place à son tour.

– Là ! s’exclama-t-elle tout à coup en montrant de la main un point précis.

Au centre de la place, souple et silencieuse, une ombre tournait sur elle-même et tendait les bras vers le ciel…

 

(à suivre)


6 réflexions sur “BASTIEN DE LA BASTIDE – Conte de Noël (Chapitre 2)

  1. Bonjour,
    Vous trouverez ci joint l’adresse de mon Blog ( fermaton.over-blog.com). Votre visite de mon site est fortement appréciée.
    C’est une théorie mathématique de la conscience reliant très bien Art-Sciences-Mathématique-philosophie-spiritualité-sports.
    La page Énigme du Père Noel:Il résiste a la mécanique quantique.

    Cordialement

    Dr Clovis Simard

  2. Tu as vraiment (aussi) un don pour l’écriture, mon cher Jean-Michel. Je l’avais déjà apprécié en 2000 lors de nos retrouvailles furtives (près de) 50 ans après nos études à St Martin, et ton cadeau captivant de Noël : « Bastien … de la Bastide ».

    Je retrouve aujourd’hui ton conte avec autant de plaisir.

    Bravo et encore merci

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